Un âge sombre pas si sombre, des memes studies et les avis Google du néolithique
Ces dernières semaines ont été un peu mouvementées. Cette quatrième lettre aura donc mis une semaine de plus que prévue à trouver vos boîtes mail. J'espère qu'elle vous plaira !
Ce dont on garde les traces, ce qui disparaît
Il y a quelques jours, l'anthropologue Marshall Sahlins est mort. Durant sa longue vie, il a contribué à transformer en profondeur notre vision des sociétés dites primitives et de leurs économies. Souvent décrites comme des économies de subsistances, où le quotidien serait une lutte permanente contre le manque de nourriture et de ressources, il a montré grâce à de très nombreuses recherches que tout cela était faux. Bien loin d'un quotidien harassant, la plupart des membres de ces sociétés ne travaillaient au contraire que trois à quatre heures par jour pour répondre à leurs besoins, et ce notamment parce que l'idée d'accumulation et d'excédent leur était étrangère. Le travail était donc entièrement subordonné aux besoins réels et immédiats, et le fruit de ce travail mis en commun.
Comme David Graeber, également disparu il y a quelques mois, il était souvent rattaché au courant des anthropologues anarchistes qui travaillent sur le rapport au pouvoir des sociétés et à la domination des États.
Je lis en ce moment Homo Domesticus de James C. Scott, un autre anthropologue anarchiste, contemporain de Sahlins. À travers le récit du développement de l'agriculture, il raconte l'émergence des premiers États et des inégalités. J'ai été marqué par un passage de la préface qui parle des sociétés que l'on a souvent décrites comme s'étant effondrées, à l'image des Maya dont les cités-états se sont peu à peu éteintes à la fin du XVIIIe siècle.
Ces moments d'effondrements, qu'historiens et archéologues qualifient souvent d'"âges sombres" parce qu'ils ne trouvent plus autant de palais et d'objets de luxe qu'auparavant, et généralement plus d'écriture, peuvent au contraires être interprétés comme des moments de résistance. Ils font place à des retours à des économies villageoises classiques, finalement plus à même de composer au mieux avec l'environnement.
Ces âges sombres n'ont sans doute pas été "sombres" pour tout le monde.
Si les temples Mayas sont des édifices extraordinaires et fascinants, quelle type d'organisation sociale peut faire travailler autant d'humains à leur construction ? L'absence de monuments massifs et de tombes pleines de bijoux luxueux signifie-t-elle que nous avons affaire à une civilisation arriérée, ou bien que personne n'avait assez de pouvoir pour contraindre des milliers de personnes à dédier leurs journées à la construction d'immenses temples ou pour bénéficier de tels égards dans son tombeau ? Aussi, quel besoin de conserver de grandes quantités d'écrits quand on ne vit pas dans un État qui doit mesurer, annoter, conserver et contrôler ?
Plus largement, cela nous pose la question des traces que nous retrouvons, de celles que nous ne trouverons jamais, et de celles auxquels nous choisissons de donner de la valeur.
Si vos constructions étaient en bois, en bambou ou en roseaux, vous risquiez fort d'échapper aux annales de l'archéologie. Quant aux chasseurs-cueilleurs ou aux nomades, même nombreux, qui ne laissent derrière eux qu'une fine couche clairsemée de déchets biodégradables, le plus probable était qu'ils demeurent totalement méconnus des archéologues.
En racontant cette histoire à ma petite sœur, elle m'a parlé de l’histoire d'une tablette babylonienne qu'elle a croisée sur Internet (chacun ses errances numériques).
Cette tablette datant de -1750 avant JC est une lettre de plainte d'un client adressé à un marchand Babylonien du nom de Ea-nāṣir. Le malotru n'aurait jamais livré les lingots de cuivre qu'un certain Nanni lui avait commandé. Mais cette tablette n'est pas la seule. Dans un lieu qui semble avoir été sa maison, on a retrouvé plusieurs centaines de tablettes de plaintes dans les fouilles.
Nous n'avons donc aucune trace de ce que sont devenus les habitant·es des cités Maya des années 800, mais avons par contre un registre de plaintes détaillés contre un marchand de cuivre et d'habits ayant vécu il y a près de 4000 ans. Un peu comme si, dans 4000 ans, nous étions incapables de décrire la vie des habitant·es de Madagascar en 2021 mais que nous avions la liste complète des avis Google négatifs de notre opticien.
Toute cette histoire m'a aussi fait penser à un petit livre de David Graeber que j'ai adoré. Dans La démocratie aux marges, il démonte méthodiquement le mythe de la naissance de la démocratie à Athènes. Il y raconte les très nombreuses sociétés dont l'organisation démocratique ne passait pas par le vote mais par la recherche du consensus. Comme ces sociétés n'étaient pas des États, elles ne disposaient pas d'autorité supérieure et de force de contrainte pour faire appliquer des décisions. Dès lors, le consensus s'impose comme moyen de fonctionnement : pour qu'une décision soit effective, il faut que l'ensemble de la population n'y soit, au minimum, pas opposée.
La plupart de nos démocraties contemporaines ont choisis d'inventer un récit qui les place en héritières du modèle athénien, plus proche de la pratique du pouvoir qu'ils voulaient maintenir. Cette reconstruction de l'histoire à des fins politique aura peu à peu fait disparaître l'idée de concensus comme une pratique démocratique, au profit du vote et de la représentation.
Cet absence d'héritage est en partie une histoire de traces. Ces modèles de décisions collectives existaient dans des sociétés non-étatiques qui ne produisaient pas de documents officiels, de constitutions ou d'écrits décrivant ces processus. L'histoire se basant souvent sur ce genre de documents, ces processus ont souvent été oubliés. On peut ajouter à ça un processus démocratique qui ne passe pas par un décompte de votes, qui génère donc beaucoup moins d'écrits et d'archives.
Ces histoires de traces, de ce que nous décomptons et de ce qui ne l'est pas est aussi revenue dans un autre article que j'ai lu ces derniers jours. Jason Hickel, un anthropologue eswatinien, y raconte les erreurs commises par un célèbre graphique, produit par Our World In Data, et qui représente la proportion de la population depuis 1820 vivant sous le seuil d'extrême pauvreté, c'est à dire 1,90$ par jour.
Selon ce graphique, la quasi-totalité de la population mondiale aurait vécu dans une pauvreté extrême, jusqu'à que "le colonialisme et le capitalisme viennent à leur secours". Il explique qu'une des principales erreurs est de ne pas prendre en compte les moyens de subsistance précédant l'industrialisation et la société de consommation. Peut-être que 90% des terrien·nes vivaient avec moins d'1,90$ en 1820, mais ils disposaient aussi de champs pour leur propre nourriture, d'espaces où pêcher ou de ressources mises en commun avec les habitant·es qui les entouraient et qu'ils n'avaient donc pas besoin de payer. Le capitalisme et le colonialisme sont justement venus détruire ces organisations économiques et politiques.
The notion that extreme poverty is the baseline state of humanity falls apart, and it becomes clear that the story is more complicated. In general terms, extreme poverty likely increased during periods of enclosure and colonization (after all, we know that imperial interventions caused near total demographic collapse in Latin America, serial famines that killed up to 70 million people in India, a collapse of wages in China, etc.), before finally declining with the rise of labour movements, democracy and decolonization. Indeed, this is indicated by existing data on welfare ratios in Europe and Asia.
À nouveau, en cherchant des traces dans le passé qui correspondent à nos économies et systèmes politiques contemporains ont fait disparaître des modes d'organisation et de subsistance parfois bien plus égalitaires. Sans tomber dans une posture anti-civilisationnelle ou idéaliste, nous pourrions malgré tout puiser beaucoup de choses dans ces systèmes que les anthropologues anarchistes ont pris le temps de documenter, de comprendre et de raconter.
Chercheur·euses en memes
J'ai récemment découvert l'existence d'un réseau international de chercheuses et de chercheurs en meme. Il rassemble, comme son nom l'indique, toutes celles et ceux qui ont fait des memes leur sujet d'étude. Dans ce petit article, le créateur raconte la genèse de ce réseau, né sur Twitter et qui s'organise désormais sur Discord.
Il existe encore peu de contenu qui s'intéresse aux memes, sans doute parce que c'est une matière extrêmement mouvante. Si beaucoup d'articles se sont attardés sur l'usage des memes par les soutiens de Donald Trump, c'est un univers bien plus riche et passionnant. S'il vous intéresse, ce mémoire de recherche en vidéo raconte justement les usages politiques du meme. À compléter par cette autre vidéo de la vidéaste Modiie qui explore le même sujet avec justesse.
En France, je suis assez fasciné par la manière dont la "production" de meme s'est peu à peu structurée autour de Facebook et des "Neurchis", des groupes qui rassemblent souvent plusieurs milliers de membres autour de memes d'un sujet très précis. Du scoutisme à un neurchi qui se déroule en 1890 et où s'affrontent royalistes, bonapartistes, républicains, communistes et anarchistes pour le pouvoir, en passant par des détournements de Tintin.
Continuons sur les explorations d'internet. J'ai découvert deux Tiktokeuses qui en ont fait leur principal sujet. Honeywand sort régulièrement des Tiktok nommés Weird Wide Web où elle raconte pleins d'anecdotes étranges arrivées sur Internet, d'un homme qui publie sur Youtube toutes les semaines une vidéo de lui assis en souriant pendant 4h aux origines de la vidéo Peanut Butter Jellytime. De son côté, Samrawit Ayele est une chercheuse américaine en sciences cognitives qui s'intéresse aux memes. Dans ses Tiktoks elle parle intertextualité, de l'histoire du terme "meme" et de 1000 autres choses passionantes.
Pour finir, une amie, et grande contributrice involontaire de cette lettre, m'a partagée cette vidéo de la vidéaste Clarinette qui complète à merveille les réflexions sur les communautés de Tumblr que j'avais abordé dans la lettre précédente. Elle y développe l'impact qu'a eu la plateforme sur notre génération née à la fin des années 90. Elle reprend également le parallèle qui est souvent fait entre Tumblr et TikTok en notant une différence majeure entre ces deux espaces. Si ils sont tous les deux propices à la création de nombreuses subcultures, Tumblr ne nécessitait pas de se montrer et permettait donc l'anonymat, ce qui crée des usages différents que ce qui se déroule sur TikTok.
Quelques liens en pagaille
Des centaines de livres sont générés automatiquement par des vendeurs sur Amazon. Tous appelés "Amazing facts about [nom d'animal]", ils sont simplement remplis de photos en noir et blanc de l'animal en question.
Une critique de Derrière nos écrans de fumée, le documentaire de Tristan Harris sur Netflix qui désigne Twitter et Facebook comme coupable de l'explosion des divisions de la société en omettant de proposer une critique le capitalisme.
On a fait pousser du basilic dans l'espace :
Un dernier onglet…
Cette semaine je n'ai toujours pas lu "Habiter What's App", un article de Yosra Ghliss, chercheuse en sciences du langage.
Merci de m'avoir lu. Si vous aimez cette lettre ou qu'elle vous a fait penser à des choses, que vous avez de retours à me faire, n'hésitez pas à m'écrire en répondant à ce mail. Vous pouvez aussi la partager autour de vous, c'est comme ça qu'elle existe ! Et si vous n’êtes pas encore inscrit·es et que vous voulez la recevoir un mercredi sur deux, c’est par ici :