Ma liste d'onglets à vous confier s'est bien allongée pendant ces quelques mois d’absence. Je vous propose une petite balade à travers ceux que j’ai accumulé. Les souvenirs de lectures sont parfois nets et parfois parcellaires, ça partira donc un peu dans tous les sens.
Rêver dans une autre langue
Twitter m’a fait remonter l’autre jour un souvenir brumeux d’un jeu merveilleux auquel j’ai joué quand j’étais petit. Je me souvenais qu’on naviguait dans des pages d’un carnet de voyage plein de dessins à l’aquarelle dont l’esthétique m’a beaucoup marqué. Après quelques recherches, j’ai réussi à retrouver ce jeu : Le fabuleux voyage de l’Oncle Ernest
J’ai un souvenir assez net de l’atmosphère mystérieuse dans laquelle baignait ce jeu, un truc assez unique de recherche et d’exploration que j’ai rarement retrouvé depuis, à part peut-être dans le merveilleux Outer Wilds où on part sur les traces d’une civilisation extraterrestre disparue.
En allant rechercher quelques informations sur cette série de jeux de mon enfance, publiés entre 1998 et 2004, je suis d’abord tombé sur un fan-game imaginé par un ancien joueur. Son jeu La maison perdue de l’Oncle Ernest, mis en ligne en 2016 et mis à jour en 2021, est une sorte de suite non-officielle à la série originale. Je n’ai pas pu y jouer car il n’est dispo que sur PC mais si vous avez aussi joué à l’Oncle Ernest ça devrait vous plaire.
Je suis ensuite allé fureter du côté du créateur du jeu, Eric Viennot et j’ai été immédiatement attiré par le titre de son dernier projet : L’homme qui rêvait dans une langue inconnue.
En se documentant sur des îles mystérieuses pour un de ses projets, il tombe sur une histoire surprenante : un français, Marc Liblin, qui aurait appris une langue inconnue en l’entendant dans ses rêves depuis tout petit. Après des années de recherches infructueuses pour identifier cette langue, Marc Liblin décide de sortir régulièrement dans les bars de rue de la soif à Rennes pour parler cette langue, en comptant sur le brassage de la rue pour rencontrer peut-être un jour quelqu’un qui connaîtrait cette langue. Un soir, dans un bar, un homme lui assure avoir déjà entendu cette langue sur une île polynésienne. Coup de chance, il connaît une locutrice de cette même langue qui habite elle aussi à Rennes. Après quelques semaines, Marc va à sa rencontre et s’adresse directement à elle dans la langue de ses rêves. Elle lui répond alors dans cette même langue qu’il ne comprend pas encore : c’est la langue parlée par les ancien·nes sur Rapa Iti, une petite île polynésienne très isolée, habitée par 500 personnes. Il va finir par se marier avec cette femme, Mérétuini, et ils partiront s’installer sur Rapa Iti, au milieu du pacifique, en 1983.
Fasciné par cette histoire, Eric Viennot s’est lancé l’an dernier dans une enquête sur la vie de Marc Liblin sous forme d’une newsletter. En pause depuis cet été, elle devrait reprendre en 2022 avec notamment un voyage sur Rapa Iti pour rencontrer Mérétuini, la femme de Marc Liblin qui est lui malheureusement décédé en 1998.
Je n’ai pas pu faire autre chose pendant une journée que de lire les 44 épisodes de cette lettre. En partant d’une enquête sur ce cas étrange de xénolalie (le fait de parler une langue étrangère sans l’avoir apprise), le récit prend des dizaines de détours vraiment merveilleux.
Marc Liblin, une fois sur Rapa Iti, va se passionner pour l’histoire et la culture de cette île et commencer à échafauder des théories plus ou moins ésotériques et farfelues, construites à l’intuition, sur l’histoire de l’île. Sauf que souvent, celles-ci vont finir par se révéler au moins partiellement vraies alors qu’elles étaient à contre courants de la littérature scientifique. L’enquête plonge parfois dans des explorations ésotériques auxquelles je suis moins sensible, mais cela accompagne bien cette histoire vraiment fascinante que je vous conseille vivement. Inévitablement, ma lecture m’a aussi fait ouvrir d’autres onglets et dériver sur d’autres histoires. Je vous en partage deux :
L’expédition du Kon-Tiki
Rapa Iti a été visitée dans les années 40 par Thor Heyerdahl, un anthropologue norvégien. C’est le premier chercheur occidental à se rendre sur l’île, et quand il s’agit de mener des recherches, Heyerdahl est plutôt déterminé. En 1947 par exemple, il se met en tête de prouver son hypothèse qui veut que la Polynésie n’ait pas été peuplée par des peuples asiatiques ayant traversé le Pacifique, comme la plupart des scientifiques le propose, mais par des peuples d’Amérique du Sud. Sa théorie s’appuie sur la cosmogonie de certaines ethnies polynésiennes qui est articulée autour d’un dieu soleil nommé Tiki qui serait venue d’un pays lointain à l’est. Hors à l’est de la Polynésie, on trouve l’Amérique du sud et les Incas dont certaines légendes antérieures à leur civilisation parlent d’un dieu nommé Kon-Tiki, ce qui signifie “roi-soleil”. Problème : les ethnies qui peuplent la côte Ouest de l’Amérique du Sud ne disposent pas de bateaux dans les années 500, où le peuplement des îles polynésiennes à commencé. Tout au plus, ils et elles naviguent sur des courtes distances sur des radeaux de balsa, un bois très léger. Pour prouver la véracité de sa théorie, Heyerdahl va donc construire un radeau en balsa baptisé le Kon-Tiki, conforme à ce que l’on savait des embarcations de l’époque et tenter de rejoindre la polynésie.
Au bout de 101 jours lui et son équipe de 5 homme parviendront effectivement sur l’archipel polynésien des Tuamotu, prouvant que cette traversée était possible. Si l’histoire est belle, on sait aujourd’hui que l’hypothèse est invalidée par les dernières recherches archéologiques. Heyerdahl mènera plus tard deux autres expériences similaires : avec un bateau en papyrus en 1969 pour montrer que les égyptiens auraient pu traverser le pacifique et influencer les civilisations pré-colombienne puis en 1977 avec un bateau en roseau pour expérimenter les routes commerciales utilisées il y a 3000 ans entre la Mésopotamie et la vallée de l’Indus, située entre l’Inde et le Pakistan.
Ne garder que l’utile
Un extrait de l’épisode 27 de L’homme qui rêvait dans une autre langue m’a particulièrement intéressé. C’est un extrait d’un enregistrement de Marc qui raconte le rapport des habitant·es à l’histoire de leur culture et de leurs traditions et légendes.
Ils n’ont pas de souci de conservation. Ils l’ont en eux. Ils savent que ça existé et puis l’histoire évolue. On l’efface aussi. On l’efface. Quand Ruita va être morte (la sœur de Meretuini) si moi je te dis que j’ai entendu parler de tablettes en pierre, personne ne sera là pour me le confirmer parce qu’elle ne le dira pas à ses enfants. On va l’effacer parce qu’il n’y en a pas besoin. Aujourd’hui, ce n’est pas une culture utile. Ils ont une culture de l’utile. L’utile à survivre. Si aujourd’hui la tablette n’est pas utile, on ne peut pas la garder dans la culture. On ne garde que l’utile.
Il partage cette anecdote après avoir parlé de la manière dont les habitant·es lui ont racontés avoir dissimulé une partie de leurs objets à Thor Heyerdahl dont nous parlions juste avant. Pas par volonté d’organiser eux-même la conservation ou l’archivage de ces éléments de leurs cultures mais plutôt, selon Marc Liblin, pour préserver ce qui les “touchait au fond”.
Le blanc, il ne ramène pas le fond, il ramène n’importe quoi.
Au-delà du rapport à l’explorateur blanc, cela dit des choses d’un rapport assez inédit pour nous aux traces. Alors que nous avons tendance à vouloir conserver, ordonner, montrer et analyser tous les éléments qui témoignent de nos cultures et de nos pratiques, les habitant·es de Rapa Iti privilégient une culture de l’utile qui ne garde pas nécessairement en mémoire des pratiques culturelles antérieures. On peut se demander si ce n’est pas en partie les modes d’organisations de la société qui vont influencer ce rapport à la culture et sa conservation. J’en parlais dans une de mes lettres précédentes en m’appuyant sur les travaux d’anthropologues comme Marshal Sahlins et James C. Scott, quelles sont les types de civilisations qui gardent trace, archivent et exposent comme les civilisations occidentales contemporaines et pourquoi le font-elles ? À l’inverse, comment étaient organisées les sociétés qui n’ont pas forcément fabriqué d’archives et dont nous n’avons donc souvent pas retrouvés de traces ? Tout cela influence les modèles de sociétés dont on raconte l’histoire, passant sous silence de nombreux autres modes d’organisations ayant existés, et qui étaient parfois plus égalitaires et démocratiques.
Justement, l’archéologue David Wengrow et l’anthropologue David Graeber dont nous avons déjà parlé dans la lettre évoquée précédemment s’interrogent dans Comment changer le cours de l’histoire sur les manières dont on peut transformer notre histoire en s’appuyant sur ces modèles de sociétés trop souvent ignorés :
Ce n’est probablement pas un hasard si, en ce début de millénaire, les mouvements révolutionnaires les plus importants et novateurs, comme les Zapatistes du Chiapas, ou les Kurdes du Rojava, sont aussi ceux qui sont le plus profondément reliés à leur passé traditionnel. Plutôt que de devoir imaginer une utopie primitive, ils peuvent s’appuyer sur un récit plus composite et complexe. Il semble en effet que les milieux révolutionnaires reconnaissent de plus en plus que liberté, tradition et imagination sont et seront toujours entremêlées sans que nous saisissons complètement comment. Il est grand temps que les autres rattrapent leur retard et commencent à concevoir une version non biblique de l’histoire de l’humanité
Ils viennent d’ailleurs de sortir un livre, malheureusement à titre posthume pour David Graeber, qui poursuit cette ambition de concevoir une autre histoire de l’humanité qui renverse le schéma classique des chasseurs-cueilleurs devenues agriculteurs puis citadins, faisant émerger alors la civilisation : Au commencement était.
Tant que l’on parle de mythes et de traditions, voici une carte réalisée par Neil Parkinson, des créatures fantastiques françaises. Reste à savoirs lesquelles permettent le meilleur terreau révolutionnaire ? Le petit homme rouge m’a l’air d’avoir du potentiel.
Voir ce que l’on cherche et ce que l’on écrit
J’ai déjà beaucoup parlé dans d’autres lettres de la manière dont on organise les informations que l’on collecte. J’ai croisé quelques trucs qui abordent à nouveau cette question et se demandent aussi ce que peut nous apprendre la visualisation des démarches de recherche, de pensée et d’écriture.
Le mot Folksonomie ( ou peuplonomie dans une des versions francisées que j’aime bien) décrit un système de classification collaboratif décentralisé et spontané réalisé par des non-spécialistes
Arthur Perret, chercheur en science de l’information à récemment mis en ligne Cosma un logiciel qui permet de visualiser les liens entre un ensemble de fiches de notes en s’appuyant sur les mots-clés qu’elles ont en commun. Une autre manière de visualiser sa recherche qui peut permettre d’identifier des rencontres thématiques ou des points d’intérêts qu’on aurait pas remarqué autrement.
Cosma est basé sur le principe du Zettelkasten, une méthode d’organisation de prise de notes qui privilégient la connexion entre les notes, les idées et les concepts plutôt que des organisation chronologiques ou thématiques. Cet article raconte bien cette méthode en se demandant comment le sociologue allemand Niklas Luhmann a pu publier 70 livres en 40 ans de carrière.
Un utilisateur de Medium propose dans cet article une manière de réfléchir à sa manière d’écrire : ne garder que la ponctuation. Il a développé un petit outil qui permet de ne garder que la ponctuation d’un texte pour l’analyser.
Quelques liens en bazar
Les peintures d’Alex Coville réalisées entre les années 50 et 70 mais qui ressemble énormément à des images en 3D du début des années 2000
Une enquête résolue récemment pour comprendre comment trois secondes de Star Wars ont été diffusées pendant le JT du 11 Septembre de TF1 au moment de l’annonce des attentats du World Trade Center
Un outil qui détecte les députés belges qui utilisent leur téléphone pendant les séances parlementaires.
Emoji to Scale, un site qui classe les emojis par la taille réelle de ce qu’ils représentent.
Un dernier onglet
Et sinon, je n’ai toujours pas lu Habiter l’instabilité, vivre dans les interstices du monde, un article de Léna Dormeau.
Merci d'avoir pris le temps de lire cette lettre ! Comme d'habitude je suis preneur de tous vos retours, par commentaire, en réponse à ce mail ou sur mon compte twitter.
À bientôt (j’espère) pour un prochain numéro d’Un dernier onglet et j’arrête !
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Grâce à Pokémon to Scale (d'après Emoji to Scale) j'ai appris que je suis plus grand que Machopeur mais plus petit que Dracaufeu. Encore une lettre qui me fera mourir moins bête même si je garde toujours pas mes onglets ouverts.................