Un longcourci, des followers et une encyclopédie pas si neutre
J'ai toujours des onglets ouverts avec pleins de choses qui me semblent intéressantes. Plutôt que de finir par les fermer sans les lire, j'ai décidé de les raconter dans une lettre.
Après un an sans nouvelle lettre, j’ai finalement enlevé les grains de poussière numérique qui commençaient doucement à s’accumuler et je me suis replongé dans les liens qui s’empilaient dans mes notes. Voici un nouveau numéro d’Un dernier onglet et j’arrête !
Longcourci numérique
Il y a quelques temps nous avons reçu un groupe d’élèves de troisièmes qui venaient découvrir le design en visitant mon école. Quand j’ai été questionné par une des collégiennes je l’ai vu dégainer son téléphone pour prendre note de ma réponse. Cela m’a permis d’assister à un magnifique longcourci numérique : après avoir ouvert Snapchat, elle a pris une photo avec son doigt sur la caméra pour obtenir un fond noir, elle a ensuite pris ses notes sur la photo, comme on écrit du texte sur une storie instagram par exemple, puis a fait une capture d’écran du tout. Ça m’a beaucoup amusé que le chemin qui lui semble le plus efficace pour elle ne soit pas d’ouvrir l’application note mais d’accomplir cette série d’étapes. À vrai dire il ne s’agit peut-être même pas d’efficacité mais simplement d’une pratique ancrée parce que Snapchat centralise sans doute beaucoup des usages qu’elle à de son téléphone. C’est sans doute aussi ce qui a mené certain·es à découper des films comme Ratatouille en une quarantaine de TikTok de 3 minutes avec une image toute petite : parce que cela correspond à leur usage et à leur manière de consommer du contenu.
C’est pour ça que j’aime bien désigner ces pratiques comme des longcourcis. Parce qu’il ne s’agit pas seulement de rallonger le parcours prévu . Il s’agit aussi, comme pour le raccourci que vous utilisiez pour aller à pied à l’école, de construire un passage singulier, que l’on connaît parce qu’on le fréquente chaque jour et qu’on a appris à en optimiser la durée, ou a en éviter les passages les plus désagréables. Il s’agit là d’une pratique personnelle, construite peu à peu, conforme à nos usages, et seulement aux nôtres.
Ce petit exemple d’une pratique qui semble absurde à nos yeux m’a fait penser à un article qui raconte le désarroi d’enseignant·es face leurs étudiant·es qui ne parviennent pas à comprendre le concept d’arborescence de fichiers sur leur ordinateur.
Il semble ainsi que depuis quelques années (à partir de 2017 environ d’après l’article), de plus en plus d’étudiant·es non seulement ne maîtrisent pas l’utilisation d’une arborescence de fichiers, mais ne conceptualise en fait même pas que leur fichiers puissent être “rangés” d’une certaine manière. Alors que nous conceptualisons l’organisation de nos fichiers comme un bureau munis de nombreux tiroirs, au sein desquels se trouvent d’autres tiroirs, ces étudiant·es semblent plutôt percevoir leurs fichiers comme un grand panier à linge où tout serait mélangé, et dans lequel on viendrait fouiller à l’occasion. Cette métaphore ménagère n’est pas sans rappeler l’idée du tiroir à chaussette numérique que peuvent constituer nos dossiers de marques-pages, évoqués dans une précédente lettre. Comme pour la réflexion que j’avais construite alors, la logique du “panier à linge” est typique d’une transformation qui est en train de s’opérer dans notre manière d’utiliser le numérique. Si je me fie à mes intuitions et aux pistes que propose l’article, ceci s’explique sans doute par plusieurs facteurs :
Le stockage de nos fichiers sur le cloud se généralise dans de plus en plus d’outils. Ce stockage va de paire avec la disparition d’actions aussi essentielle auparavant que la sauvegarde manuelle. Disparaît ainsi progressivement le moment où l’on choisissait justement le rangement de notre fichier. Cela me paraît aussi provoquer l’effacement de la notion de stockage : nos fichiers semblent avoir encore moins de matérialité qu’avant, l’augmentation phénoménale des capacités de stockage rendant d’ailleurs de plus en plus diffuse l’idée qu’ils aient un poids.
L’organisation strict en une arborescence de dossiers et de sous-dossiers à de sérieuses limites. Comme je l’expliquais en m’appuyant sur le travail de Karl Vaut, ce système ne correspond pas à la manière dont on cherche nos fichiers.
On accède de plus en plus à nos fichiers par la fonction recherche, qui s’est de plus en plus perfectionnée avec le temps. L’exemple le plus criant est sur nos smartphones où nous utilisons, il me semble, que très rarement l’arborescence des fichiers qui y sont stockés pour les retrouver.
Aller vers ce système me semble plutôt une bonne nouvelle, je me pose malgré tout une question : à l’heure de la crise écologique, est-ce qu’un système qui nous amène à percevoir de moins en moins la matérialité de nos fichiers, et donc les impacts bien réels des infrastructures dont ils dépendent, est vraiment si vertueux ?
Parler d’internet dans la fiction
Je suis souvent frustré de la manière dont la fiction parle d’Internet, à la fois visuellement et narrativement. Every Frame a Painting (une des rare chaîne Youtube qui à su s’arrêter en beauté) en parlait déjà en 2014 dans une superbe vidéo, mais je suis tombé récemment sur un article qui s’intéresse justement à la difficulté de réaliser une série qui parle d’internet.
I’ve been thinking about this a lot: How do you make a show, a book, or a film about online not feel stale by the time it comes out? How do you describe the feeling of communicating via the internet without spending far too long explaining the logistics of how each platform works? Should you use the names of the most recognizable social media companies so that people know what you’re talking about, or will that sacrifice the timelessness of the story?
La journaliste Rebecca Jennings s’intéresse notamment à la représentation de la viralité. Elle explique que pour la rendre percutante, les séries ont tendance à l’exagérer à outrance : tous les personnages qui vont recevoir simultanément une notification, la totalité du lycée qui a vu telle ou telle vidéo du jour au lendemain, ou un gros plan sur un décompte de followers qui passe soudain d’une centaine à plusieurs centaines de milliers. Selon elle, cela ne permet pas de raconter en finesse ce que produit la viralité et ses différentes échelles.
He said that where series and films go wrong is by misunderstanding the actual scale of viral moments, which are usually quite niche. “This may be because I’ve spent too much time on Twitter and Reddit, but it always bothers me when shows or movies exaggerate scale when they don’t have to,” he said. “With American Vandal, our going ‘viral’ was the kids getting their short documentary to get a ‘staff pick’ on Vimeo, get like, 100K views, and climb to the number-four video on Reddit. That specificity adds more in realism than inflated numbers would have in scope. I think audiences generally value realism more anyway. We could have written it to be three million views and a national sensation, but we’d be sacrificing realism for scope.”
J’en profite pour vous conseiller les deux excellents épisodes du podcast Le code à changer avec la chercheuse Marion Coville qui décortique avec Xavier de la Porte un autre mythe numérique auxquels séries et cinémas ont grandement contribué : le geek autiste.
Les sources et les choix de Wikipédia
La journaliste Sihame Assbague à récemment sortie un excellent article sur Wikipédia en s’attardant sur les détails de la fabrique des articles de l’encyclopédie, notamment son rapport à l’actualité et aux idées d’extrême-droite.
En s’appuyant sur sa propre page et celle de la militante antiraciste Rokhaya Diallo, elle y observe par exemple la place majeur que prenne sur leurs pages les polémiques stériles déclenchées par l’extrême-droite.
« J’ai l’impression que la moindre polémique fait l’objet d’une documentation, nous explique Rokhaya Diallo. Il y a donc une survisibilité de toutes les réactions négatives que suscitent mes prises de position publiques. Et de l’autre côté, les choses positives n’y sont pas toujours renseignées… »
Ainsi, alors que Wikipédia tend à avoir valeur de référence pour beaucoup, les “résumés introductifs”, les premières lignes d’une page Wikipédia, des militant·es antiracistes vont bien souvent mentionner qu’iels sont au cœur de “polémiques” ou sont des figures “controversés” quand celles de journalistes, de militant·es ou d’éditorialistes conservateurs et d’extrême-droite sont bien plus neutres.
Ces dérives semblent découler d’un travail organisé et subtile de militant·es d’extrême-droite, mais aussi de la nature des sources de Wikipédia. Quand l’encyclopédie à du gagner en sérieux pour faire face aux critiques qui pointaient un manque de fiabilité, elle a choisie d’avoir recours aux sources pour se légitimer. Mais ces sources ne sont pas n’importe lesquelles, il s’agit en grande majorité d’article publiés par des médias reconnus accessible en ligne. Selon la sociologue Marie-Noëlle Doutreix, celà à pour effet direct que Wikipédia soit “utilisée, au moins pour partie, comme un média d’actualité”. C’est ainsi que les polémiques, qui alimentent souvent de nombreux articles de presse, peuvent être aisément sourcées et ont tendance à occuper de larges espaces de certaines pages biographiques, au détriement d’autres contenus.
Les polémiques ont aussi parfois lieu directement sur Wikipédia. Le site Notabilia nous propose ainsi une visualisation et une exploration des plus longs débats qui ont eu lieu sur l’encyclopédie autour de la propositon de la suppression de certains articles.
N’importe quel wikipédien·ne peut proposer la suppression d’un article. S’en suit un débat de plusieurs jours durant lequel chacun·e peut argumenter en faveur de garder ou de supprimer l’article avant qu’un·e modérateur·ice tranche la question. Les auteur·ices de Notabilia ont donc représentés ces débats par une suite de petites courbes, vertes et orientées vers la gauche quand un·e wikipédien·ne défendait un article, violettes et orientées vers la droite quand iel défendait la suppression. Une fois ces courbes assemblées, chaque ligne représente donc la trajectoire d’un article.
Cela leur à permis d’isoler différents paterns comme les articles controversés qui dessinent des lignes droites à mesure que les pour et les contre s’alternent ou les débats qui basculent quand les tenants d’un points de vue semblent se coordonner pour donner leur avis au même moment.
Je vous laisse découvrir les autres analyses que les auteur·ices proposent de cette visualisation !
Pour finir sur Wikipédia, une petite enquête sur les Deaditors, celleux qui éditent plus vite que leur ombre les pages Wikipédia des célébritées venant de décéder. Et une autre, encore plus détaillée, que je viens de découvrir.
Liens en vrac
Le Loumavox, un documentaire réalisée par une classe de lycéen·nes sur un vieux synthétiseur oublié qu’iels ont découvert dans un grenier. Extrêmement précurseur, il semble avoir été conçu par une femme dont on a perdu la trace.
Une cartographie des lieux où se déroulent les romans de Balzac
Le 11 septembre 2001, au milieu du JT exceptionnel qui annonce l’attaque du World Trade Center, trois seconde de Star Wars apparaissent à l’écran. Après des années à croire à un canular, plusieurs internautes et une chercheuses sont parvenus à établir la véracité de cette histoire, et son explication et le raconte dans cet article.
Une recherche sur la figure de la caverne dans le jeu-vidéo et le code.
Un dernier onglet…
Et sinon, je n’ai toujours pas lu De l’hypothèse de la documentation comme technique de résistance et du wiki comme objet de ces résistances.
Merci de m'avoir lu ! Je suis comme toujours preneur de vos retours, critiques et enrichissements !
Un mémoire, un projet de diplôme et une année complète sont passées par là depuis le dernier numéro. J’ai bon espoir de reprendre davantage l’écriture de la lettre cette année, mais je ne prends pas le risque d’annoncer une quelconque régularité pour le moment !
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