Conflits, tourniquet et écran noir
J'ai toujours des onglets ouverts avec pleins de choses qui me semblent intéressantes. Plutôt que de finir par les fermer sans les lire, j'ai décidé de les raconter dans une petite lettre.
Pour commencer
Il y a quelques jours, j’ai eu une discussion avec une amie sur ce que pourrait être nos newsletter personnelles. Pendant une randonnée, j’ai eu un peu trop le temps de penser et d'imaginer ce que j'y mettrais. Du coup, j'ai décidé d'initier une petite lettre qui compilerait, à une fréquence qui reste à définir, des découvertes faites au gré de mon errance sur internet.
Cette lettre n'est pas forcément pensée pour être lue, en tout cas pour le moment. C'est un moyen de garder en mémoire des textes, des sons, des images, des vidéos ou des expériences numériques que j’ai croisé, de raconter pourquoi elles me touchent et ce qu'elles apportent à ma réflexion. Je suis particulièrement inspiré par ce que propose la newsletter La vie matérielle.
Pas de contrainte thématique donc, ni d'organisation particulière prévue à l'avance. Mais me connaissant, et si je parviens à rédiger plusieurs numéros, les très improbables lecteur·ices de cette lettre y croiseront probablement : de la typographie, de l'anarchisme et autres nuances d'extrême-gauche, des communs, quelques memes, de l'anthropologie, des fautes d’orthographe, des réflexions sur nos usages du numérique, des chaînes youtube un peu trop précises, quelques podcasts, un peu de musique, des réflexions sur les systèmes de domination et sans doute du design.
Une histoire de conflit
Il y a deux semaines, un conflit a éclaté dans un collectif militant dont je suis très proche. Face à la complexité de la situation, j'ai fait quelques recherches pour trouver des ressources qui pouvaient nous aider à résoudre la situation. En fouillant, j'ai découvert les concepts de **justice restaurative et de justice transformatrice. Ces concepts proposent d'autres manières de gérer les conflits et de les résoudre, à petite et grande échelle.
Le collectif Fracas propose par exemple des outils et de l’accompagnement pour les conflits dans les millieux queer et féministe. Ils et elles donnent des pistes pour penser la justice intra-communautaire, où dénoncer signifie parfois mettre en danger des agresseur·euses elles et eux aussi dans des situations de fragilités. On peut aussi écouter Cha Prieur, l'un·e des membres du collectif dans ce podcast.
Sur la question de la pureté militante, de l'idée de déconstruction et de ces limites : cet article. Extrait de l'ouvrage La révolution féministe d'Aurore Koechlin, il est publié sur l'excellent blog Les Guerrières, qui publie principalement des textes de féministes matérialistes.
Les articles de la brochure en ligne le Village, tous consacrés à ces questions, apportent aussi beaucoup de réflexions complémentaires, en traduisant notamment des textes produits par des militant·es anglophones
Sans venir diaboliser des méthodes comme le call-out qui ont évidemment des raisons d'exister, ces ressources nous ont baucoup aidés à démêler une situation complexe. Quand on ne peut désigner un·e aggresseur·euse et une victime, ou quand une décision d'exclusion par exemple peut mettre en danger la personne visée à cause des violences qu'il ou elle a déjà pu vivre. Loin des caricatures autour de la *cancel-culture* qu'on peut voir un peu partout, ces ressources viennent interroger les mécanismes que l'on met en place sans s'en rendre compte, alors même que nous les critiquons parfois quand elles se manifestent à des échelles institutionnelles.
Peut-être que le design devrait arrêter de vouloir changer le monde
Une amie m'a envoyée il y a quelques jours cet article qui s'interroge sur l'ambition qui ne semble jamais quitter le design : vouloir "changer le monde".
À travers plusieurs exemples très bien choisis, il raconte l'hypocrisie de ces innovations que l'on voit régulièrement fleurir sur les fils de nos réseaux-sociaux. Tel matériaux de construction fabriqués en bouteilles en plastique recyclé qui va révolutionner la construction d'habitats dans des pays pauvres, un ballon de foot qui devient une lampe grâce à l'énergie créé par ses mouvements quand il est utilisé et autre concepts alléchants.
Autant de projets que l'on découvre souvent par une magnifique vidéo en 3D qui nous explique son utilisation et son potentiel, par des photos pleines de visages d'enfants souriants (et qui ont si possible l'air un peu pauvre, mais tellement heureux alors qu'ils n'ont rien) ou par une conférence Ted. Mais que deviennent ces projets ? Pourquoi ne les découvrons nous jamais par les articles qui décrivent toutes les promesses qu'ils ont tenues ?
La réponse est simple : bien souvent, c'est parce qu'ils échouent.
Mon exemple favori, parmi ceux cités par l'auteur, est le PlayPump (qui a lui aussi droit à sa belle vidéo tire larme) : un tourniquet qui profite du jeu des enfants pour pomper de l'eau et la faire remonter à la surface.
Sauf que voilà, comme nous l'explique cet article, les enfants se sont bien vite rendu compte que ce qui était un jeu devenait un travail. Ils et elles ont donc arrêtés d'utiliser le dipositif, contraignant les adultes à faire tourner le tourniquet pendant des heures pour obtenir de l'eau. Le projet en revanche aura attiré de nombreux financeurs, dont l'argent a financé un projet inutile au détriment de nouvelles pompes ou de leur réparation, mais cela rendait certainement moins bien en vidéo.
Je finirais avec cette citation de Victor Papanek, designer connu dans les années 70 pour sa promotion d'un design plus écologique et social :
Dans un environnement visuellement, physiquement et chimiquement saccagé, le mieux que puissent faire les architectes, designers industriels, planificateurs, etc. qui souhaitent aider l’humanité serait d’arrêter de travailler totalement. Dans toute pollution, ils sont au moins partiellement responsables.
Malheureusement, comme le font remarquer, avec le cynisme qui les caractérise, le collectif Design non éthique dans cet article, Papanek ne s'arrête pas la et ajoute par cette phrase :
Le design peut et doit devenir une façon dont les jeunes gens participent à changer la société.
Nous n'avons donc sans doute pas fini de voir ces belles vidéos sur nos murs Facebook.
Usages numériques
La pandémie rend visible des usages du numérique que l'on ne remarquait pas jusqu'alors. Elle nous met aussi face aux conséquences que peuvent avoir certaines de nos pratiques.
Autour de moi, il y a beaucoup d'étudiant·es - j'en suis moi-même un - et aussi quelques enseignant·es, comme ma mère, qui désespère de faire cours à des rectangles noirs, faute d'élèves allumant leur caméras. Cet article propose une réflexion autour de ce ressenti, partagé par de nombreux autres profs, le tout de manière bien plus intéressante qu'une vidéo récemment diffusée par Konbini. L'autrice, enseignante, pose cette question très juste :
La question ne devrait pas être tant « comment encourager les élèves à allumer les caméras » mais plutôt : pourquoi est-ce que, en tant que professeur·e, je n’arrive pas/ne veux pas lâcher prise sur le fait que les étudiant·e·s n’allument pas leurs caméras ?
Ces derniers mois, je me suis souvent fait la réflexion que j'avais perdu un lien avec de nombreuses personnes. Ce sont des personnes avec qui j'ai des relations d'amitiés que je qualifierais de contextuelles. Celles-ci dépendent souvent d'un contexte précis (le lieu d'étude ou de travail, une activité commune, l'ami·e qui vous à fait vous rencontrer,…) et n'existent pas encore par elles même. C'est-à-dire qu'elles ne sont pas autonomes du contexte où elles existent pur le moment. Les différentes mesures de distanciation sociale nous ont amenés à vivre nos amitiés essentiellement en ligne. Je pense que le design de ces différentes plateformes et la manière dont nous les utilisons nous ont amenés à négliger ces relations, et j'ai découvert un article, qui analyse justement ces amitiés disparues.
Les ressources et réflexions de cette rubrique (et probablement les prochaines si cette rubrique apparaît à nouveau) sont issus des échanges et réflexions menées avec une merveilleuse amie, merci à elle !
Quelques liens en vrac
Fini les longs discours, voici quelques trouvailles qui m'ont amusé, intéressés ou interrogés ces dernières semaines :
→ Un outil pour transférer super facilement des fichiers d'un ordinateur à un téléphone ou un autre appareil (comme Airdrop, mais pour tous·tes !)
→ Un collectif met en ligne les enregistrements des cours au collège de France de Michel Foucault qui n'étaient pas accessibles jusqu'ici
→ Le budget contributif, une autre manière de concevoir la rémunération dans des projets collectifs
→ Un article qui retrace l'histoire de Drexcya, groupe pionnier de la techno de Détroit au début des années 90. Le duo a imaginé autour de sa musique un Atlantide ultra-technologique peuplé par les descendants de femmes africaines enceintes jetées par-dessus bord sur les vaisseaux négriers au XVIIIe siècle.
→ Iceberger, pour dessiner des formes d'iceberg et voir la manière dont ils flotteraient
→ Je viens de commencer Joie Militante, un livre écrit par carla bergman et Nick Montgomery. J'y ai croisé cette phrase qui m'a beaucoup plu et me donne hâte de lire le reste :
Pour Spinoza, l'enjeu central de la vie est de devenir capable de nouvelles choses, avec d'autres. Le nom qu'il donne à ce processus est la joie.
→ Le système de notation numérique des moines Cisterciens :
L'onglet qui traîne
J'ai décidé de terminer toutes ces lettres (encore faut-il qu'il y en ai d'autres) par le lien vers un onglet qui est ouvert sur mon navigateur depuis des jours, mais que je n'ai toujours pas pris le temps de lire.
Aujourd'hui, je vous invite donc à découvrir avant moi un article du média américain Jacobin qui raconte 5 ans de militantisme, de victoires et de défaites autour de Bernie Sanders et de ses deux campagnes présidentielles : Bernie Sanders's Five-Year War
À bientôt (peut-être) !
Super intéressant, hâte du prochain Un dernier onglet !