Farfouillage, familiarité numérique et château de pixels
J'ai toujours des dizaines d'onglets ouverts. Plutôt que de finir par les fermer sans les lire, j'essaye de les raconter dans une lettre toutes les 2 semaines.
Ma situation de créateur compulsif d'onglet n'est visiblement pas isolée. Vous êtes donc plusieurs à avoir accueilli avec enthousiasme ma première lettre. En voici donc une seconde.
Si vous faites justement partie de cette catégorie d'accros aux onglets, vous avez peut-être vu passer cette nouvelle incroyable : une fonction regroupement d'onglets sur Chrome. Je l'ai découvert via un Tiktok qui a beaucoup tourné sur Twitter. Ça a vraiment l'air d'être très pratique, même si je partage cette petite réserve graphique.
Si, comme moi, vous êtes un utilisateur de Firefox et ne pouvez donc pas accéder à ce nouvel eldorado, je vous conseille l'extension OneTab, qui permet "d'aspirer" tous les onglets ouverts pour les stocker sur une page web où vous pourrez tous les retrouver. Vous n'y retournerez probablement jamais, mais au moins, ils sont quelque-part.
Donner forme au farfouillage
Depuis plusieurs mois, je travaille sur mon mémoire de fin d'étude. Je commence à me poser la question de sa forme, ce qui agite souvent les designers qui font de la recherche. Sans doute parce que j'y fais davantage attention, j'ai justement croisé plusieurs réflexions à ce sujet.
Elise Goutagny, doctorante en design, parle de son usage d'Instagram pour partager, mettre en forme et tester ses hypothèses. Elle alerte aussi sur une certaine tendance à la fétichisation que peuvent avoir les chercheur·euses en design.
[Les chercheur·euses en design graphique] ont tendance à saturer leur travaux de marqueurs esthétiques traduisant l'atmosphère de la recherche – à fétichiser les signifiants visuels de l'érudition tels que l'archivage, les index et les notes de bas de page –
– Alice Twemlow, La recherche actuelle en design graphique
En parlant de la place d'Instagram dans la recherche en design graphique, le mouvement d’exploration de la typographie inclusive et non-binaire semble s'être beaucoup développé sur la plateforme. Des designers et des collectifs comme Bye Bye Binary y partagent leur travail en cours. Iels ont d'ailleurs lancés le 8 mars un inventaire de toutes ces pratiques.
On pense évidemment aussi à Twitter, et à la manière dont s'est démocratisé le thread comme moyen de vulgariser un concept. Ce podcast regroupe justement des interviews de celles et ceux qui utilisent Twitter pour partager leurs connaissances et leur travail.
Chercher, c'est aussi amasser des tonnes et des tonnes de ressources aux horizons divers. Kratos Gratos est un infokiosque en ligne imaginé par la designer Eugénie Bidaut. Il rassemble des textes autour, entre autre, de l'anarchisme, de la culture du libre, du féminisme et de l'antiracisme, une forme de collecte éditorialisée qui s'enrichit peu à peu.
La forme de publication de nos recherches doit aussi prendre en compte celles et ceux à qui elle pourra servir. En l'occurence, le format informatique qui domine le monde de la recherche est le PDF. Cet article propose une réflexion sur cette hégémonie, qui entraîne de nombreux copier-coller foireux pleins de césures improbables et des lectures laborieuses sur les écrans verticaux de nos smartphones. Si des pratiques alternatives existent déjà (HTML, markdown,etc.), il y a a un obstacle principal à lever : la localisation des citations par le numéro de page, qui disparaîtrait dans un format qui ne fige pas la mise en page comme les PDF. Il faudrait peut-être aller vers une numérotation des paragraphes.
Des châteaux-forts en pixels
Je suis tombé sur une fiche de lecture en forme de thread qui parle de Technoféodalisme de Cédric Durand. Le texte propose un parallèle entre le système féodal et les géants du numériques. Contrairement au discours libéral classique qui fait de la concurrence un moyen pour générer de la valeur (financière et d'usage), il explique que l'économie du numérique gagne au contraire en valeur par la concentration. Par exemple, Google gagne davantage en valeur d'usage en concentrant tous ses services au sein de la même entreprise qu'en se divisant en de nombreuses entités différentes. Mais ce monopole nous rend aussi captif de ce service… à la manière de serfs dépendants de leur seigneur.
Cette idée résonne avec un passage de Communs de Dardot et Laval que je suis en train de lire. Ils y expliquent comme le dépôt de brevets, un des outils qui ont construit le monopole des géants de la tech, a contribué à l'extension de la propriété privée à de plus en plus secteurs. Ceux-ci transforment des découvertes scientifiques en inventions commercialisables.
Des liens qui se cassent
Dans la première lettre, nous parlions des amitiés qui disparaissent à cause des mesures de distanciation sociale. Le covid est aussi venu mettre un grand coup de pied dans les collectifs militants.
Le passage quasi total à des discussions par mail ou applications de conversation instantanée a changé beaucoup de choses. Les collectifs se resserrent sur les membres les plus actifs : celles, et surtout ceux, qui osent prendre la parole sur les outils numériques. Les tensions naissent plus facilement à cause des incompréhensions de l'écrit, et ce qu'apporte le militantisme (rencontres, lien social) disparaît. L'accueil de nouveau membres devient compliqué sans actions ou évènement pour les intégrer au groupe. Reporterre parle des militant·es écologistes, mais j'observe la même chose dans tous les collectifs dont je fais partie ou qui sont autour de moi.
J'ai essayé beaucoup d'outils différents d'organisation en ligne : aucun n'est parfait, mais Discord semble malgré tout avoir de nombreux avantages. Cet article raconte notamment le choix qui a été fait pour les salons vocaux. À la différence de la plupart des applications où l'on déclenche un appel pour lancer une discussion audio, il suffit ici de cliquer sur le salon pour y être directement amené, comme si l'on rentrait dans une pièce pour rejoindre une discussion.
Des liens qui se tissent
Quand peut-on dire que l'on connaît quelqu'un quand on ne le connaît que sur les réseaux sociaux ?
Ce court thread parle du décès d'une de ces personnes que l'on connaît sans connaître. Que l'on suit, qui nous suit parfois elle aussi, mais avec qui on a jamais vraiment discuté. On a repéré des petites habitudes, des tournures de phrases, une photo, comme on remarquerait des postures ou des expressions si c'était quelqu'un que l'on croisait. Je suis assez intrigué par ce qui constitue cette “espèce d'image qui s'impose”.
Fin février, la disparition de Maitre Mô, un avocat relativement populaire sur Twitter, a généré le même genre de réactions, célébrant ces liens étranges et intangibles. Titiou Lecoq parle d'une forme de familiarité et d'intimité, créée par la présence quotidienne des tweets. Elle évoque aussi la gêne qu'on peut ressentir en réalisant que ce sont parfois des relations unilatérales, où l'autre n'a même pas consience de notre existence.
Cette connaissance de l'autre par petites touches me rappelle une discussion que j'ai eue avec une amie. Elle me racontait ne pas avoir su quoi répondre quand on lui a demandé ce qu'elle avait lu pour se politiser, parce que ses connaissances s'étaient constituées par une multitudes de tweets et pas par la lecture d'ouvrages ou de textes précis. Mis bout à bout, liés les uns aux autres, ils finissent par former un ensemble politique cohérent.
On découvre d'abord un terme qui nous intrigue, on le comprend peu à peu grâce aux tweets où il apparaît et à leur contexte. Au fil du temps, une multitude de threads et de tweets se lient et finissent par créer du sens. Cela a plusieurs effets sur la connaissance et sa production. D'abord elle est moins localisable, car elle est parcellaire, elle est constituée d'un archipel d'idées développés sur de nombreux tweets, émanents de nombreuses personnes. Mais par conséquent elle est aussi plus “démocratique” : elle provient de davantage de personnes, avec davantage d'interprétations, parlant depuis différentes situations et en partant de davantage de sources.
Je n'ai pas trop trouvé beaucoup de ressources qui évoquent tout cela. Si vous en avez, n'hésitez pas à me les envoyer.
Pépites éparpillées
Paul Otlet (1868 - 1944), bilbiographe belge qui a eu beaucoup d'influence dans l'histoire de l'organisation, la classification et la diffusion du savoir avait imaginé internet en 1934 :
Ici, la Table de Travail n’est plus chargée d’aucun livre. À leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. Là-bas, au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements, avec tout l'espace que requiert leur enregistrement et leur manutention, [...] De là, on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour connaître la question posée par téléphone avec ou sans fil. Un écran serait double, quadruple ou décuple s'il s'agissait de multiplier les textes et les documents à confronter simultanément ; il y aurait un haut parleur si la vue devrait être aidée par une audition.
Un monde meilleur est un petit jeu imaginé par Fibre-Tigre. Il vous propose de modifier des évènements de l'histoire et de voir les conséquences que ce choix aura sur le monde.
Des étudiant·es des Beaux-arts de Rennes ont mis en ligne le site Degheest type. Ce projet cherche à faire connaître le travail d'Ange Degheest, typographe bretonne méconnue. Les caractères qu'elle a dessinée nous parlent des bouleversements techniques qu'ont connu l'impression et les télécommunications : du passage de la gravure à l'eau forte vers l'impression offset à l'apparition du minitel et des typographies sur écran.
Si vous aimez travailler dans des cafés, ce site vous propose de générer une ambiance sonore de bar. Vous pouvez ajuster le nombre de personnes, la météo, l'ambiance de la rue, etc.
Un collectif de femmes trans vient de lancer un média transféministe : XY média. On y retrouve notamment Vénus Liuzzo, qui réalise depuis longtemps des vidéos sur le sujet, et Sofia de GameSpectrum, une merveilleuse chaîne d'analyse des jeux-vidéos. Leur première vidéo sur la transmysoginie est ici.
Il semblerait que les bulles de filtres générées par les algorithmes des réseaux sociaux ne soient pas si réelles que ça.
Comme Perspéverance est arrivée sur Mars il y a quelques jours, c'est l'occasion de se plonger dans Bleue comme Mars, un docu-fiction qui raconte l'histoire d'un archiviste dans une colonie sur Mars et qui reconstitue l'histoire de l'exploration martienne en écoutant des vieux enregistrements de spécialistes (qui sont de véritables interviews).
Un dernier onglet qui traîne…
Évidemment, je ne l'ai pas encore ouvert, comme celui de là semaine dernière d'ailleurs.l n'en ai pas moins prometteur !
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N'hésitez pas à m'écrire en réponse de cette lettre si vous voulez me partager des réflexions, faire des retours ou me partager des choses que vous ont évoqué la lettre. À bientôt !