Cruauté des algorithmes, pays éphémères et dodécaèdres
Le retour des beaux jours, les semaines d'écriture de mon mémoire et les bouclages de projets annexes auront définitivement eu raison de ma régularité. C'est peut-être aussi mieux comme ça. Voilà dans tous les cas une nouvelle fournée d'onglets croustillants collectés au long des mois de mai et de juin. Peu à peu je vois apparaître des sujets récurents que je n'avais pas repéré comme des choses qui m'intéressaient particulièrement. Ainsi, comme dans beaucoup des lettres précédentes, vous croiserez quelques cartographies, des questions d'archives, de mémoire et des souvenirs d'internet.
Cynisme et cruauté des algorithmes
Au cours des mois dernier, plusieurs livreurs à vélo exploités par les plateformes ont subis de graves insultes racistes. Sur la photo illustrant l'un des articles relatant ces insultes, un détail à retenu mon attention. En réponse à un sms traitant le livreur d'esclave, le système de suggestion de réponses propose au choix "Ok j'ai compris" ou "Je suis là". Cet exemple plein de cynisme m'amène à une question : les technologies sont elles capables de gérer le conflit et la tension ?
Cela relève d'une incapacité général de ces services à prendre en compte avec finesse nos émotions. L'exemple le plus fréquent me semble être celui de la photo d'un·e proche disparu·e ou d'un·e ancien·ne amoureux·se que Facebook vous remonte joyeusement comme un merveilleux souvenir d'il y'a quelques années. La question semble malgré tout faire son chemin : Google vient d'intégrer une fonctionnalité qui permet de masquer automatiquement quelqu'un de tous vos clichés via un système de reconnaissance d'image. Ce qui n’est finalement pas forcément si rassurant.
Cela interroge nos pratiques du numérique quand il est question de deuil, d'oubli et de distance. Certain·es se retrouvent avec leur photo de leur ex dans leur fil Facebook pendant leur petit-déjeuner sans l'avoir demandé, mais d'autres inventent aussi des usages que nous n'aurions pas imaginé. Des internautes utilisent par exemple Google Street View le long de leur processus de deuil. Certain·es y retrouvent des images de leur proches disparus, figés dans le temps par le service de Google. D'autres aiment se promener dans un monde passé, capturé par les photos qui datent d'avant la mort de cette personne, comme une manière de retourner dans monde ou il ou elle serait encore présent·e.
Cela m'amène à d'autres types de pratiques détournés, celles de personnes qui, forcés par l'obsolescence de nos appareils numériques, développent des tactiques pour accéder à des services via des outils obsolètes. Anaëlle Beignon, une designer, vient justement d'écrire un mémoire nommé “Design for obsolete devices” sur ces pratiques et les manières dont les services publics devraient prendre en compte les appareils obsolètes dans leur conception. Dans son travail passionnant, mon attention a notamment été retenue par une carte de la gare de Malmö où elle a représentée l'ensemble des lieux où il faut se rendre pour disposer de la même quantité d'informations que celles contenues sur le site internet de la compagnie de transport.
Cette obsolescence n'est pas choisie, elle est subie. Et avec l'accent qui est mis sur la numérisation des services publiques, elle risque d'être de moins en moins prise en compte.
Il est en revanche des technologies que nous devrions pouvoir rendre obsolète en le décidant collectivement, car elles sont néfastes pour notre environnement, nos libertés ou nos modes de vie. C'est en tout cas ce que propose Hubert Guillaud dans un passionnant entretien où il essaye d'imaginer ce que devrait être une politique numérique de gauche.
Si on le regarde à l’aune de ses enjeux démocratiques ou sociaux, le numérique ne produit pas un monde en commun. Il va donc falloir refermer des possibles que le numérique a ouverts.
Cette capacité à arrêter des systèmes et des technologies, à décider qu'elles ne sont pas viables, qu'elle ne correspondent pas aux limites de notre planète ou qu'elles sont néfastes lui semble et me semble centrale. Voilà qui invite peut-être enfin les acteur·ices du numériques à envisager d'autres leviers et moyens d'action politique. Alors que le terrain des alternatives et d'un numérique éthique est déjà bien occupé, il est temps de construire du rapport de force et d'oser revendiquer parfois l'arrêt, l'interdiction et l'aboltion plutôt que l'aménagement. Si le sujet du renonement vous intéresse, vous pouvez sans doute faire un tour du côté de la fresque du renoncement : un atelier pour réflechir collectivement à ce à quoi nous devrions renoncer pour respecter les limites planétaires, et à comment le faire.
Petit intermède cartographique
J'ai croisé la route de deux cartes que j'avais envie de vous partager. La première nous montre le Paris de la fin du moyen-âge, où la Buttes aux cailles est une ferme et le métro Charonne une seigneurerie.
La seconde est une carte de la multitude d'États éphémères apparus pendant la guerre civile Russe qui a suivie la révolution de 1917. Tant que nous parlons de Russie, allez donc jetez un œil et une oreille à cette vidéo sur l'histoire de la science-fiction Russe !
Quelques trouvailles éparpillées
Un article qui clame son ras-le-bol et les dangers du style d'illustration flat-design qui se répand sur le site de toutes les les boîtes de la tech.
Un gène humain a du être renommé pour éviter que Excel ne le convertisse automatiquement en date.
Une super vidéo qui retrace l'explosion et le déclin du format podcast sur le Youtube français.
Ce simulateur vous permet de lâcher une goutte d'eau n'importe où aux États-Unis et de découvrir tous le chemin qu'elle devrait parcourir pour atteindre la mer.
L'usage de cet objet, le dodécaèdre romain, est longtemps resté un mystère pour les archéologues. Une chercheuse, Regina Degiovanni, a finalement déduit grâce à ses connaissances en textile qu'ils devaient être utilisés pour tricoter des gants. C'est par ici pour comprendre comment cela fonctionne.
Un dernier onglet…
Cette semaine je n'ai toujours pas lu Internet n'est pas un espace lisse, un article de Meven Marchand Guidevay.
Merci d'avoir pris le temps de lire cette lettre ! Comme d'habitude je suis preneur de tous vos retours, par commentaire, en réponse à ce mail ou sur mon compte twitter.
Je vous retrouve probablement à la rentrée, avec un rythme plus régulier je l’espère. Vous pouvez vous inscrire ici si vous voulez recevoir la prochaine lettre :